THÉOLOGIE RÉGINALD GARRIGOU-LAGRANGE
. . . . . RÉGINALD GARRIGOU- LAGRANGE Théologien |
BIOGRAPHIE |
GONTRAN, AUBIN, MARIE GARRIGOU-LAGRANGE naquit à AUCH, au pays d’ARMAGNAC, le 21 février 1877.
Son père, limousin, était directeur des Contributions indirectes. Sa mère appartenait à la famille du célèbre historien de LOURDES, HENRI LASSERRE. Son grand-père paternel avait pour frère un chanoine du diocèse de TOULOUSE, mort en odeur de sainteté (1766-1852), fondateur d’une congrégation encore florissante [en 1964]. Au péril de sa vie, il avait exercé le ministère durant la Révolution et, après la tourmente, il s’en fut vivre près de la Basilique Saint-Sernin où l’on avait alors transporté les reliques de SAINT THOMAS D’AQUIN. Le Père GARRIGOU-LAGRANGE lisait sans cesse les instructions de ce saint prêtre à ses filles sur la vie intérieure et sur la compassion à JÉSUS-CHRIST à l’imitation de la SAINTE VIERGE.
Le jeune GONTRAN reçut sa première éducation chrétienne à AUCH et y apprit les rudiments de l’instruction scolaire. Puis, au gré des affectations de son père, il fit ses études classiques à LA ROCHE-SUR-YON, à NANTES puis à TARBES où il échoua au premier baccalauréat. À l’examinateur lui ayant demandé l’analyse de CINNA, il répondit :
«Je n’ai pas relu CINNA depuis la classe de sixième, demandez-moi plutôt les grandes caractéristiques de l’art de CORNEILLE !».
La réponse fut jugée impertinente ; elle était pourtant caractéristique de la forme d’esprit du candidat malheureux qui toujours préféra les grandes synthèses doctrinales à l’érudition de détail. Sa classe de philosophie à TARBES fut un triomphe ; un inspecteur de passage fut tellement frappé de ses réponses qu’il décida de ne pas perdre de vue ce sujet de choix : c’était JULES LACHELIER (1832-1918) qui était devenu inspecteur pour ne plus enseigner ni écrire, car il n’arrivait pas (et pour cause) à concilier sa foi catholique avec sa pensée kantienne, et qui avait sacrifié sa philosophie à la foi. Après la publication, en 1909, du premier ouvrage du Père GARRIGOU-LAGRANGE LE SENS COMMUN ET LA PHILOSOPHIE DE L’ÊTRE, l’ancien inspecteur écrivit à l’ancien lycéen combien il regrettait d’être resté étranger à la philosophie scolastique qui lui aurait fourni la solution du tourment de son existence.
Bachelier, GONTRAN GARRIGOU-LAGRANGE s’inscrivit à la faculté de médecine de BORDEAUX et y étudia deux ans. C’est là qu’une grâce particulière vint réveiller sa vie chrétienne qui s’était attiédie : la lecture d’un ouvrage d’ERNEST HELLO, L’HOMME, réédité par son parent Henri LASSERRE.
Ce livre oppose la conception chrétienne de l’homme à l’homme médiocre, toujours soucieux de ne rien affirmer et de ne rien nier pour ne pas paraître intolérant, et toujours appliqué à édulcorer la vérité pour la rendre plus «acceptable». Le Père GARRIGOU-LAGRANGE nomma toujours cet épisode de son existence SA CONVERSION. Pendant la lecture de ce livre, qui en outre lui fit prendre contact avec SAINT JEAN DE LA CROIX, «en un instant, dit-il, j’ai entrevu que la doctrine de l’Église catholique était la Vérité absolue sur DIEU, sa vie intime, sur l’homme, son origine et sa destinée surnaturelle. J’ai vu comme en un clin d’œil que c’était là non une vérité relative à l’état actuel de nos connaissances, mais une vérité absolue qui ne passera pas, mais apparaîtra de plus en plus dans son rayonnement jusqu’à ce que nous voyions DIEU facie ad faciem. Un rayon lumineux faisait resplendir à mes yeux les paroles du Seigneur :
«Le ciel et la terre passeront, mais mes paroles ne passeront pas». J’ai compris que cette vérité doit fructifier comme le grain de froment dans une bonne terre… Gratia est semen gloriæ».
La nouvelle ferveur de sa vie chrétienne ne passa pas inaperçue et provoqua l’étonnement de ses camarades étudiants qui s’efforçaient de le dissuader d’austérités qu’il ne pouvait tout à fait dissimuler. Il sentit bientôt que DIEU l’appelait à lui consacrer sa vie ; il étudia sa vocation à la TRAPPE D’ÉCHOURNIAC en PÉRIGORD et à la CHARTREUSE DE VAUCLAIR (il resta toujours grand ami des Chartreux) et se décida pour l’ORDRE DE SAINT-DOMINIQUE.
À vingt ans il reçut, au couvent d’AMIENS, siège du noviciat de la Province de PARIS, l’habit des prêcheurs et le nom de RÉGINALD, du BIENHEUREUX RÉGINALD D’ORLÉANS, ce maître célèbre de PARIS qui, ayant quitté sa chaire pour mener une vie de prière et d’apostolat plus intense, rencontra SAINT DOMINIQUE à ROME et, vêtu de ses mains, se donna à son ordre naissant. Le frère RÉGINALD GARRIGOU-LAGRANGE, qui doit à l’exemple de son patron céleste des nuances touchantes de sa dévotion à la SAINTE VIERGE (quoique son grand maître à cet égard soit SAINT LOUIS-MARIE GRIGNON DE MONTFORT), eut pour maître des novices le Père CONSTANT, religieux austère, aimant beaucoup et sachant faire aimer l’Ordre, imposant parfois à ses novices des pénitences un peu cuisantes et spectaculaires. Les études de la province de PARIS étaient alors à FLAVIGNY. Le frère RÉGINALD y fit sa philosophie et commença la théologie ; son maître des étudiants était le vénérable Père ALIX, vrai homme de DIEU ; ses professeurs principaux furent le Père AMBROISE GARDEIL, ce puissant esprit qui devait achever son œuvre théologique par les deux volumes sur la STRUCTURE DE L’ÂME et L’EXPÉRIENCE MYSTIQUE, et le Père HURTAUD, traducteur de SAINTE CATHERINE DE SIENNE et auteur d’un livre sur la vocation. Durant ses études, le frère RÉGINALD eut pour compagnon le Père HUGUENY qui devait occuper sa captivité au cours de la guerre 1914-1918 à traduire en français les SERMONS de TAULER.
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Il connut également le Père DEHAU, son aîné de quelques années, entré déjà prêtre dans l’ordre dominicain, homme d’une étonnante culture, déjà presque aveugle, qui se faisait lire par le frère RÉGINALD GARRIGOU-LAGRANGE les DISPUTATIONES de JEAN DE SAINT-THOMAS. Ce fut pour le lecteur le début d’une longue intimité intellectuelle avec ce grand commentateur.
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Ordonné prêtre en 1902, le Père GARRIGOU- LAGRANGE acheva le CURRICULUM à GAND où, chassés par la persécution combiste, les dominicains de FLAVIGNY reçurent de leurs confrères belges l’hospitalité dans l’ancien couvent des Récollets qu’ils occupaient alors. Peu après, le STUDIUM de la province de PARIS s’installa près de KAIN-LEZ-TOURNAI, au SAULCHOIR.Est-ce pour satisfaire ce rêve ambitieux de sa jeunesse que le Père GARDEIL l’envoie étudier en SORBONNE ? Le Père GARDEIL voulait ainsi, confiait-il plus tard au Père COUTURIER, compléter sa formation littéraire. À cette époque la licence en philosophie comportait tout un programme littéraire. Le Père RÉGINALD rechigne :
«À 27 ans, écrit-il, disserter sur MALHERBE ou tout autre sujet qu’on ignore, écouter les explications littéraires interminables de la PHARSALE, de BÉRÉNICE, ou des DIALOGUES de LUCIEN, passer trois heures chaque jour à faire des thèmes latins, c’est insupportable !»
Le Père GARDEIL doit céder. Le Père GARRIGOU-LAGRANGE ignorera toujours les finesses du beau langage, aussi bien en français qu’en latin. Il exprimera sa pensée dans un langage simple et clair, dépourvu de tout ornement. Cela n’empêchera pas le succès de ses livres traduits en tant de langues.
Un jour, chez un de ses professeurs, SÉAILLES, un jeune bergsonien aux cheveux longs qui vient toujours au cours accompagné d’une femme qui semble être sa soeur, critique la morale kantienne par les raisons alléguées contre la philosophie du concept. Il se prononce pour une éthique qui, au-delà des lois, cherche à saisir l’absolu :
«c’est une danse, conclut-il, qui se joue à travers des formes du devenir sans jamais s’arrêter à aucune».
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Neuf ans après, en 1914, le Père GARRIGOU-LAGRANGE reçoit le premier livre de JACQUES MARITAIN - car c’est lui - sur La PHILOSOPHIE BERGSONIENNE. Il se demande par quel miracle le bergsonien est devenu thomiste. Son étonnement s’explique, car MARITAIN a accompli (cette fois-ci !) |
une évolution en sens contraire des jeunes abbés modernistes de cette époque, qui passaient leur temps à appeler de leurs vœux un théologien, inspiré de la «théologie» de BERGSON, accommodée aux besoins de notre temps prétendaient-ils, mais en réalité vidant la foi catholique de son contenu intelligible pour la réduire à un élan du cœur irraisonné et variable. MARITAIN deviendra un des plus grands thomistes contemporains, un philosophe d’une profondeur lumineuse, avant de sombrer par le biais du modernisme social dans une triste fin hérétique.
.Frère RÉGINALD commence à se lasser d’écouter des cours. Il veut en faire et avoir du temps pour se livrer à une étude personnelle des grandes oeuvres philosophiques et théologiques. Avec lui, le Père GARDEIL cède toujours. Après un court séjour à VIENNE et à FRIBOURG, où il admire surtout le Père NORBERT DEL PRADO o.p., le Père GARRIGOU-LAGRANGE commence son enseignement au SAULCHOIR par l’histoire de la philosophie moderne et ensuite l’exposition de la SOMME THÉOLOGIQUE DE SAINT THOMAS D’AQUIN. En 1909, le Père CORMIER l’appelle à ROME pour enseigner l’apologétique jusqu’en 1918. De 1918 à 1959, le Père GARRIGOU-LAGRANGE commente les principaux traités de la SOMME. En 1915, il inaugure à l’ANGELICUM le cours sur le texte de la MÉTAPHYSIQUE d’ARISTOTE.
Ces cours d’histoire de la philosophie ne sont pas des monologues parlés, ce sont des drames joués. On voit sortir de leur tombe les grands penseurs des siècles passés pour venir proposer deux difficultés opposées qui enferment l’esprit dans une impasse.
HÉRACLITE au nom de l’expérience des sens nie l’être, il n’existe que le devenir dans lequel s’identifient l’être et le non-être. PARMÉNIDE, lui, oppose la perception de l’intelligence selon laquelle il n’existe que l’être : le devenir est une pure apparence. Le Père GARRIGOU-LAGRANGE montre qu’il y va du principe de contradiction. Un instant de suspense. PLATON s’avance, les yeux fermés, la tête baissée, cherchant à retrouver dans sa mémoire les traces d’une vérité contemplée dans le ciel intelligible :
«Non ens quodammodo existit, le non-être existe d’une certaine façon».Enfin ARISTOTE, tenant d’une main un gland et de l’autre montrant un chêne, propose la distinction libératrice :
«Inter ens et non ens existit ens in potentia, entre l’être et le néant existe l’être en puissance », dit-il élevant bien haut le gland.Le Père GARRIGOU-LAGRANGE s’extasie : découverte plus importante pour l’avenir de l’humanité que celle de l’avion à réaction ou de la machine à vapeur. Il déroule devant les yeux des auditeurs émerveillés la chaîne des conséquences de cette géniale distinction, grâce à laquelle se concilient l’évidence de nos représentations sensibles et la certitude de l’appréhension intellectuelle. Le principe de contradiction est sauvé. Par lui, même le devenir devient intelligible. Le Père GARRIGOU-LAGRANGE voudrait composer une mélodie pour chanter cette grande vérité comme une cantilène. Enfin, il provoque en combats singuliers tous ceux qui, au travers des âges, ont méconnu ou obscurci une vérité si importante et si cher conquise. Ce sont d’abord les nominalistes, «ces pelés, ces galeux d’où vient tout le mal».
Cependant il ne veut pas être injuste envers eux. Il rappelle les services qu’ils ont rendus au développement de la science expérimentale, comme le lui enseignait PIERRE DUHEM dans leurs conversations interminables à BORDEAUX. Il montre lumineusement combien SAINT THOMAS D’AQUIN triomphe de tous les adversaires.
Ses élèves sont tous convaincus de l’importance souveraine des paroles de SAINT PIE X si souvent répétées :
«Aquinatem desere, præsertim in re metaphysica, non sine magno detrimento esse, abandonner l’AQUINATE, surtout en métaphysique, ne peut aller sans grand dommage».
Ce drame est récité en trois langues : le latin domine, mais de temps en temps il y a des intermèdes français ou italiens, sans que pour cela ne soit jamais modifié l’accent de sa GASCOGNE natale. Le Père GARRIGOU-LAGRANGE trouve une mimique originale pour exprimer les vérités les plus abstraites comme la distinction entre l’essence et l’existence ante considerationem mentis (avant la considération de l’esprit). Cette heure quotidienne est pour lui un tel épanouissement que lorsque sa voix cassée l’oblige à mettre fin à son enseignement, il lui semble, selon sa propre expression, qu’on lui arrache l’âme. Aux derniers mois de sa vie, alors qu’il paraît avoir sombré dans l’inconscience, il lui suffit de voir devant lui quelques personnes pour commencer un cours :
«Prenez le livre à la page 245 : in Deo omnia unum et idem sunt» etc.
À ROME, le Père GARRIGOU-LAGRANGE professa d’abord le DE REVELATIONE pendant huit ans ; il enseigna ensuite tour à tour à peu près tous les grands traités de la SOMME THÉOLOGIQUE. En 1932, l’ANGELICUM fut transféré à son siège actuel, l’ancien couvent des saints Dominique et Sixte, bâti par SAINT PIE V pour les moniales dominicaines, récupéré, agrandi, muni des aulæ majeure et mineure, par le Père GILLET. Le «COLLEGIO DE ANGELICO», dont l’édifice primitif abrite maintenant la questure, devint l’ATHENÆUM PONTIFICUM ANGELICUM. Ce transfert per accidens fut l’unique déménagement que notre théologien romain, durant sa longue carrière professorale, eut à faire de sa bibliothèque. À ses cours de théologie spéculative, il joignit, presque dès le début de son séjour à ROME, l’explication – avec force digressions sur la philosophie moderne – du commentaire de SAINT THOMAS sur la MÉTAPHYSIQUE d’ARISTOTE (cours du jeudi, qu’il fera encore durant l’année scolaire 1959-1960, après que le déclin de ses forces l’aura contraint d’abandonner les autres).
En 1917, avec les encouragements du Pape BENOÎT XV, il fonde la première chaire de théologie spirituelle dans l’Église ; il la gardera jusqu’à NOËL 1959 (tant qu’il lui resta un peu de voix) et c’est là que son enseignement sera le plus puissant, le plus original, le plus bénéfique. Ces cours du samedi soir, traitant de la théologie ascético-mystique, eurent dès le début un vif succès – jamais démenti – non seulement auprès des étudiants de l’ANGELICUM, mais de plusieurs autres, et d’auditeurs qui n’étaient plus des étudiants mais des personnes en charge : prélats, supérieurs, maîtres de novices, etc. Il y avait, parmi les assistants, quelques originaux : en particulier en 1919-1920 un chanoine belge d’une calvitie totale, qu’il dissimulait sous une perruque trouée à l’endroit de la tonsure, dont on disait qu’il était le président, ou du moins un membre influent, d’une ligue contre les enterrements prématurés. Après le cours, ce chanoine harcelait de questions le professeur qu’il eût fallu laisser aller se reposer un peu car il se dépensait beaucoup, enthousiasmé le premier par ce qu’il expliquait et par les textes qu’il lisait. Le chanoine dut lui raconter des choses assez terrifiantes sur les enterrements prématurés, car pendant de longues années le Père GARRIGOU-LAGRANGE exprima sa crainte d’être mis au tombeau encore vivant.
De cet enseignement sont issues les œuvres de théologie spirituelle du Père GARRIGOU-LAGRANGE, œuvres d’une profondeur et d’une clarté inégalées dans lesquelles il réussit, selon la théologie de SAINT THOMAS D’AQUIN et la doctrine de SAINT JEAN DE LA CROIX, la synthèse ordonnée de tous les grands auteurs mystiques de l’Église : PERFECTION CHRÉTIENNE ET CONTEMPLATION ; L’AMOUR DE DIEU ET LA CROIX DE JÉSUS ; l’extraordinaire LES TROIS ÂGES DE LA VIE INTÉRIEURE qui synthétise et élève les deux premiers, et enfin LES TROIS CONVERSIONS ET LES TROIS VOIES qui résume ses travaux.
La première guerre mondiale n’interrompit pas l’enseignement du Père GARRIGOU-LAGRANGE. Il dut une fois se rendre à NICE avec d’autres Français de ROME, mais le conseil de révision renvoya le maître et les étudiants à leurs études et leurs livres. Il valait mieux que le Père GARRIGOU-LAGRANGE continuât d’enseigner que d’aller aux tranchées. Il n’avait d’ailleurs aucune disposition pour la vie militaire et guerrière, et les castrorum pericula (dangers des camps militaires) l’épouvantaient même de loin.
Entre les deux guerres le Père GARRIGOU-LAGRANGE continua son enseignement et ses travaux sans autre interruption qu’un séjour en clinique pour une intervention chirurgicale. L’été, il se consacrait à des voyages apostoliques, des prédications de retraites, des conférences.
Durant la seconde guerre mondiale, quand l’intervention de l’ITALIE fut imminente, il rentra en FRANCE avec des confrères français sur l’ordre du maître général le Père GILLET. Il ne put rentrer à ROME qu’en octobre 1941. Pendant cette absence de l’ANGELICUM, il donna des cours de dogme aux dominicains enseignants dont le STUDIUM était à COURBEVOIE.
Le Père GARRIGOU-LAGRANGE était un remarquable professeur. Il savait à merveille poser des problèmes, présenter l’état des questions, en faire ressortir l’intérêt et les difficultés, montrer les connexions et les retentissements logiques, proches ou lointains, des doctrines, la fécondité inépuisable d’une vérité bien établie, les conséquences, imprévues souvent des auteurs eux-mêmes, d’une erreur de principe (parvus error in principio, maximus in fine, disait SAINT THOMAS, dont il citait souvent la formule : une petite erreur au principe en est devenue une grande au terme). Il excellait à suivre au-dessus des solutions à mi-côte ou éclectiques, respectant la vérité dogmatique et autorisée dans l’Église mais se heurtant à des objections métaphysiques, ce qu’il appelait la ligne de faîte du thomisme.
Il parlait, prononçant et accentuant à sa façon (on l’en plaisantait et lui-même en souriait), un latin d’une extrême clarté et facilité, calqué sur le français, sans interversion ni la moindre recherche de clausule. Hors des cours il devait naturellement parler souvent italien, mais il accentuait invariablement la dernière syllabe, au point d’être imparfaitement intelligible aux Italiens. Ces cours, pleins de vie, eurent une influence profonde et très formatrice durant un demi-siècle sur des générations d’étudiants, séculiers ou réguliers des ordres et des congrégations et des pays les plus variés qui se succédèrent à l’ANGELICUM.
«Je me souviens, raconte le Père BENOÎT LAVAUD, comme si c’était hier de l’impression ressentie quand, ayant déjà lu à LA ROCHELLE LE SENS COMMUN, LA PHILOSOPHIE DE L’ÊTRE ET LES FORMULES DOGMATIQUES, je l’entendis pour la première fois à ROME en novembre 1913. Il avait alors 36 ans et était dans tout l’éclat de son talent. Il portait un lorgnon aux verres non cerclés de métal, dont plus tard, quand la presbytie aurait corrigé la myopie, il n’userait plus. Il avait grande allure, un fier port de tête, une belle voix. On ne pouvait pas n’être pas frappé de sa maîtrise ! Un condisciple de ce temps lointain me le rappelait depuis sa mort. Il faut l’avoir entendu répéter par exemple : Ex ente non fit ens, quia jam est ens, ex nihilo nihil fit, quia nihil est. Et tamen fit ens ! Ex quo fit ? ex quodam medio inter nihilum et ens quod vocatur potentia, ou parler d’HÉRACLITE, de PARMÉNIDE, de PLATON et d’ARISTOTE, exposer le problème des universaux, batailler contre le nominalisme. C’était un beau combat !
En théologie, ce qui me frappa le plus, c’étaient les vastes perspectives qu’il découvrait, les rapprochements qu’il opérait entre les vues des maîtres de la spéculation et celle des grands spirituels. Ceux-ci vivent profondément des mystères sur lesquels les théologiens résonnent et dont ils exposent les harmonies. La doctrine thomiste des vertus infuses, théologales et morales, celle des dons du SAINT-ESPRIT expliquent au mieux, pour ne pas dire expliquent seule de façon satisfaisante, les expériences vécues des contemplatifs. Les rigueurs de la méthode scolastique, les nécessaires précisions conceptuelles, les laborieux passages de la définition nominale à la définition réelle, la réfutation des erreurs philosophiques ou théologiques, les discussions animées avec les théologiens non thomistes ou ne considérant pas les choses du point de vue supérieur de DIEU, mais en partant de quelque difficulté à résoudre, les distinctions à expliquer, les doutes à déterminer, les corollaires à dégager, rien ne nuisait, au contraire tout contribuait à l’intérêt de ces leçons. Ce que le Père GARRIGOU-LAGRANGE enseignait de l’harmonie des trois sagesses – la philosophie, la théologie, la mystique – emportait la conviction. Lui-même, on le sentait, réalisait de mieux en mieux cette harmonie. Avec le temps, l’enseignement du professeur s’est encore clarifié en se simplifiant. Il aimait à répéter ce qu’il tenait d’un anonyme :
«les jeunes professeurs enseignent plus qu’ils ne savent, les professeurs mûris enseignent seulement ce qu’ils savent, les professeurs tout à fait expérimentés, seulement ce qu’ils savent devoir servir vraiment aux étudiants».
Le Père GARRIGOU-LAGRANGE a été longtemps un polémiste vigoureux, mais avec les années il s’apaisait beaucoup, sans rien perdre de son attachement raisonné aux positions choisies ni de son opposition à l’éclectisme qui efface les arêtes vives de la pensée. Il garde toujours aussi le sens des erreurs rationalistes, agnostiques, modernistes, néomodernistes et autres mais gagna progressivement en sérénité. Il communiquait le goût et l’amour de la vérité dont il vivait. C’est que dans son cœur vivait une charité nourrie par une mortification intense et par une vie continuelle de prière. Du chœur, il n’était jamais absent.
«C’est là, disait-il, que me viennent mes idées les plus lumineuses».
Là il intercédait pour l’efficacité intellectuelle et spirituelle de son enseignement, là il priait pour les grandes intentions de l’Église toujours présentes à son esprit.
Il a vaillamment tenu le poste que la divine Providence lui avait assigné : le rempart de la théologie thomiste et de ses principales thèses qui lui tenaient à coeur ; il y voyait en effet la sauvegarde de la doctrine catholique, et la lumière des âmes qui vivent des vertus théologales et aspirent à la perfection. C’est ainsi que sans relâche il a bataillé pour enseigner, illustrer et défendre contre les multiples «amoindrisseurs» l’efficacité de la grâce ab intrinseco, la surnaturalité essentielle des vertus théologales, la nature proprement mystique de la voie illuminative ou encore l’appel de toutes les âmes baptisées à la contemplation infuse.
Toute sa vie, donc, le Père GARRIGOU-LAGRANGE fut un combattant ; ce fut pourtant plus par vertu que par nature :
«Il se regardait comme appelé en conscience à réfuter le Modernisme et toutes ses applications… Il serait faux de croire qu’il se portait par nature au combat… Mais il avait un tel amour de la Vérité qu’il ne pouvait la voir mise en péril sans se porter à la bataille de tout son courage et de tout son talent»
écrivait L’AMI DU CLERGÉ du 7 mai 1964 [cité par LOUIS JUGNET dans ITINÉRAIRES n° 86 p. 53]. Dans sa jeunesse sacerdotale, il avait dû lutter – notamment dans LE SENS COMMUN – contre l’attaque sournoise du modernisme contre la foi, que de l’intérieur il essaie de vider de sa substance. Démasqué par SAINT PIE X et sévèrement condamné par lui, le modernisme s’était constitué en société secrète puis, pour reprendre sa pénétration, avait changé de couleur en devenant un modernisme social. À la faveur de la confusion des esprits occasionnée par la guerre de 1939-1945 et ses suites, le modernisme doctrinal refit surface : prudent encore sous PIE XII, il préparait son (provisoire) triomphe futur. Le Père GARRIGOU-LAGRANGE s’éleva avec véhémence contre cette résurgence, notamment en l’analysant et en le dénonçant dans un article publié en 1946 dans ANGELICUM : «LA NOUVELLE THÉOLOGIE OÙ VA-T-ELLE ?» puis placé en annexe de sa SYNTHÈSE THOMISTE [reproduit dans ITINÉRAIRES n° 82].
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Ce texte, empreint d’une grande tristesse, expose et réfute le délire antithomiste et néomoderniste des TEILHARD, LUBAC, FESSARD et BOUILLARD et aussi de quelques «courageux» anonymes qui faisaient circuler des libelles. Le Père RÉGINALD y défendait la foi catholique attaquée sur des points aussi fondamentaux que la notion de vérité, la distinction entre |
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Les tâches professorales, si astreignantes qu’elles soient surtout quand on s’y donne avec un tel coeur, n’absorbèrent pourtant pas ce Frère Prêcheur. Qui compterait les sermons qu’il a prêchés à ROME même, dans diverses communautés religieuses, les confessions qu’il a entendues, les pénitents qu’il a reçus chez lui ? Le Père GARRIGOU-LAGRANGE, malgré son enseignement et le service de la Curie, trouvait encore le temps de prêcher et sa prédication était appréciée des âmes les plus simples. Tant il est vrai que lorsqu’on a assimilé par l’admirable méthode scolastique les vérités divines, leur communication aux plus simples ne fait pas de difficulté. Il exerçait le ministère de la direction spirituelle, toujours compatissant aux épreuves des âmes. Pendant les vacances scolaires, durant les mois de juillet, août et septembre, il prêchait, dans toute la mesure où ses supérieurs soucieux de sa santé le lui permettaient, des retraites de tout genre aux auditoires les plus variés. Il a donné une série de retraites pastorales en ITALIE, en FRANCE surtout, en SUISSE, en BELGIQUE, en HOLLANDE, en ANGLETERRE, en ESPAGNE, voire au BRÉSIL et en ARGENTINE, au CANADA.
En combien d’abbayes, de monastères, de couvents d’hommes et de femmes, de séminaires a-t-il été entendu, goûté, redemandé !
«Je connais bien peu de cas, se souvient le Père BENOÎT LAVAUD, où sa prédication d’exercices spirituels n’ait pas fait grande impression. Avec quelle joie je fus de ceux qui, dans les années 20 (jusqu’à mon entrée dans l’ordre en 1924), l’écoutaient vers la fin des vacances d’été aux retraites qu’organisaient à MEUDON, pour leurs amis, JACQUES ET RAÏSSA MARITAIN, à la chapelle des soeurs dominicaines de la Présentation ! Les instructions du Père étaient admirables. L’auditoire passionnément attentif l’inspirait. J’y ai vu pleurer HENRI GHÉON, et CHARLES DU BOS y parut aussi bien ému. La retraite se terminait dans le salon des MARITAIN par une conférence sur quelque beau sujet de théologie, suivie quelque fois de discussions où ROLAND DALBIEZ n’était jamais à court d’objections et d’insistances. Après quoi, pour nous reposer de l’austérité théologique, sans cesser d’être édifiés, HENRI GHÉON nous lisait quelqu’une des pièces si émouvantes qu’il composait à cette époque à la gloire des saints. Beaux souvenirs. Pourquoi faut-il que cela n’ait pas continué plus longtemps ! Un autre souvenir cher est celui des fêtes de FRIBOURG, lors de la canonisation et du doctorat de SAINT ALBERT LE GRAND, patron de l’université : le Père GARRIGOU-LAGRANGE, invité, vint exprès de ROME pour prêcher à la cathédrale Saint-Nicolas le panégyrique du nouveau saint docteur et faire, le lendemain, au théâtre LIVIO, une grande conférence. Deux discours mémorables ; toute la ville et l’université en furent vivement impressionnées. J’ai vu des personnages arrêter dans la rue le Père pour le féliciter et le remercier : il avait été splendide. Je l’entends encore au banquet d’inauguration solennelle de l’année universitaire, qui répétait :
«Mais quelle cordialité, quelle cordialité !». Et je nous vois encore dans mon bureau de Saint Hyacinthe (où j’étais alors supérieur) : le Père, l’abbé CHARLES JOURNET, et moi tapant sur ma machine à écrire, sous leur dictée à tous les deux, le résumé de la conférence demandé par la presse locale».
Toute sa vie ne fut pas autre chose qu’un service continuel de la divine vérité. Le Père GARRIGOU-LAGRANGE a écarté de son existence toutes les distractions même les plus légitimes qui l’auraient divisé et dispersé et empêché de concentrer toute son existence dans l’étude et la diffusion de la divine vérité. Par une rigoureuse économie de son temps, par son observance de la sainte loi du silence, il a essayé d’éloigner de lui tout ce qui l’aurait arraché à sa contemplation studieuse. Il a travaillé pour la divine vérité non seulement par l’enseignement et par les publications, mais aussi par le service discret des Congrégations Romaines. Ces Congrégations n’ont pas l’habitude de se prononcer à la légère sur tous les problèmes doctrinaux que pose la vie quotidienne de l’Église dans le monde entier. Elles ne négligèrent pas de faire appel à la compétence du Père GARRIGOU-LAGRANGE. BENOÎT XV, PIE XI et surtout PIE XII recoururent souvent à ses lumières. JEAN XXIII le nomma conseiller de la Commission centrale préparatoire du futur concile VATICAN II, mais le Père ne put accepter à cause du déclin de ses forces – il avait alors 83 ans.
Simple religieux, à son humble rang, mais religieux exemplaire, il a fait toute sa vie l’édification de ses supérieurs et de ses frères par son obéissance simple comme celle d’un enfant, sa régularité, son assiduité au choeur, à l’oraison, à tous les exercices communs. Pour rien au monde, dans une ville ayant un couvent de l’Ordre, il n’eût accepté une invitation dans un restaurant. Il n’usait d’aucune des dispenses accordées par les Constitutions de l’Ordre aux lecteurs en exercice et aux maîtres en théologie. Il récitait chaque jour le ROSAIRE, et les dernières années à l’ANGELICUM, ne pouvant plus guère travailler, il multipliait les CHAPELETS. Au temps de NOËL, il allait prier longuement à genoux devant la crèche dressée dans le chœur de l’église. Il ne s’asseyait jamais à l’oraison, malgré l’incommodité grande de l’agenouilloir des stalles. Il était d’une extrême sobriété et réservé dans le boire et le manger : potus cibique parcitas. Il prenait un petit-déjeuner vraiment très réduit. Jamais rien entre les repas. Il fallait le prier, quand il était grippé, pour lui faire accepter une tasse de tisane ou de thé. Sauf les livres qui s’entassaient chez lui sur les rayons ou sur d’étroites petites tables (on lui en envoyait beaucoup que vers la fin il ne pouvait même pas lire, et parfois la pile s’effondrait), sa cellule était la plus dépouillée, sans le moindre ornement. Le prie-Dieu où il s’agenouillait et où s’agenouillaient ses pénitents était misérable. Une année, ce n’était pas sans besoin, on mit l’eau courante dans les cellules ; une autre, on repeignit les murs et le plafond, ce qui n’était pas de trop non plus. Il demanda en grâce qu’on ne touchât rien chez lui :
«Qu’on attende mon départ ou ma mort».
De fait, on ne rafraîchit sa cellule que lorsqu’il fut parti pour la clinique et qu’il ne devait plus rentrer.
Il ne demandait jamais rien pour lui, avait toujours peur qu’on lui donna trop et rappelait volontiers que SAINT BENOÎT LABRE disait toujours : «Peu, peu». Le voyant fatigué (son lit n’était qu’un grabat et le matelas si peu épais que c’était presque un sac vide), on suggéra au Prieur de lui donner un fauteuil, mais usagé, car il se serait récrié qu’on lui en achetât un neuf. Il ne voulut même pas du vieux qui lui semblait encore du luxe, et, malgré les instances, n’eut de paix que quand on l’eut enlevé de sa chambre.
Il a toujours voyagé comme les pauvres. C’est qu’il avait à un rare degré l’intelligence et le souci des pauvres : Beatus qui intelligit super egenum et pauperem ! Il compatissait profondément à la misère des nécessiteux qui l’assaillaient. On le voyait bouleversé par les détresses dont il recevait la confidence au parloir. Il ne redoutait pas d’être exploité – et il le fut souvent – mais il craignait fort de manquer à de vrais pauvres. Sa sollicitude aimait se pencher sur les pauvres qu’il allait visiter lors de ses deux sorties hebdomadaires. Il ne leur prêchait pas la révolte, mais selon l’expression de BERNANOS
«il prêchait la pauvreté aux pauvres»
les exhortant à mettre à profit leur douloureuse condition pour conquérir l’unique nécessaire. Cela ne l’empêchait pas de sentir dans son cœur l’angoisse de leur dénuement matériel. Pour subvenir à leurs nécessités, le Père GARRIGOU-LAGRANGE se faisait quémandeur auprès de tous, des ministres, des Rois, des Présidents de la République et des Papes eux-mêmes.
Plus encore qu’aux détresses matérielles privées, ce théologien était attentif à la misère spirituelle d’une humanité ivre d’elle-même et de ses conquêtes sur la matière et la nature, conquêtes qui ne peuvent finalement pourtant que la laisser désemparée et la mener, faute d’idéal supérieur et de perspective d’éternité, au conflit et au désespoir. Le règne du péché et du diable dans le monde lui causait une tristesse profonde, dont ses intimes percevaient souvent l’écho ; il se réfugiait de plus en plus dans la prière, dans la contemplation des vérités qu’il avait tant contribué à mettre ou à remettre en lumière : gratuité des prédilections divines ; volonté salvifique universelle ; surabondance de la Rédemption ; valeur infinie du sacrifice de la messe «en raison de la Victime qui est aussi le principal Offrant» ; possibilité du salut offerte à tous ; grâce suffisante qui, acceptée, peut conduire à la grâce efficace de la conversion au moins in extremis, demandée – pour ceux et celle qui n’y pensent pas – par les âmes vouées à la prière et à la pénitence… Il n’a jamais tant répété la parole de saint Paul si souvent expliquée dans ses leçons sur la grâce : Quid habes quod non accepisti ? Qu’as-tu que tu n’aies reçu ?… et la grande sentence de SAINT AUGUSTIN, que l’Église a canonisée : Deus impossibilia non jubet DIEU ne commande pas l’impossible (autrement il ne serait ni bon ni miséricordieux, il ne serait pas DIEU), sed jubendo monet facere quod possis, petere quod non possis, et adjuvat ut possis, mais en commandant il t’avertit de faire ce que tu peux, de demander ce que tu ne peux pas, et il aide pour que tu puisses. Et de quel ton répétait-il le texte fameux de BOSSUET qu’il citait fidèlement quant au sens :
«Nous devons confesser deux grâces dont l’une laisse l’homme sans excuse devant DIEU, et l’autre ne lui permet pas de se glorifier en lui-même» !
Depuis déjà de longues années, le Père GARRIGOU-LAGRANGE aurait pu se reposer des astreignantes servitudes de l’enseignement ; ses supérieurs lui auraient volontiers accordé les loisirs nécessaires pour la composition de ses ouvrages. Mais il ne demanda jamais rien ; plutôt refusait-il ce qu’on lui offrait ou insinuait qu’on pourrait lui donner. Professeur dans l’âme, il ne se voyait pas vivre sans enseigner :
«Quand je n’enseignerai plus, je mourrai»
disait-il, démentant avec vivacité le bruit qui avait couru qu’il allait quitter sa chaire pour raison de santé. Ce que d’autres redoutent comme une corvée, une longue séance d’examens par exemple, le reposait «comme une promenade à Frascati» (sic). Les étudiants de l’ANGELICUM et leurs supérieurs exprimèrent longtemps le souhait de le voir continuer au-delà de toute limite d’âge officielle. Aussi bien ne cessa-t-il tout à fait d’enseigner que quand ses forces le trahirent. Et ce fut pour lui une cruelle épreuve que de ne plus pouvoir faire aucun cours.
Mais, disait-il, on ne peut pas enseigner aux autres la CROIX DU CHRIST sans être au moins prêt à accepter celle que DIEU a préparée pour la sanctification de nos âmes et l’efficacité de notre apostolat. Ainsi recommandait-il d’accepter tous les jours toutes ces croix inconnues. Quand il cessa son enseignement, il comprit la forme que cette croix allait revêtir pour lui. N’avait-il pas écrit :
«L’infirmité vient accabler l’homme dans ce qui faisait sa gloire. Ainsi BEETHOVEN devint sourd les dernières années de sa vie».
Sa gloire et sa vie à lui, ce fut la recherche ardente et la défense de la divine vérité, avec toutes les forces si vigoureuses de son intelligence, ce fut la prière continuelle qui lui semblait devoir déboucher les dernières années de sa vie dans une contemplation plus haute. Or il sentit que tout cela allait lui manquer. Un jour, on le trouva accoudé sur sa table, de grosses larmes coulaient le long de ses yeux, et il confia :
«Mes dernières années seront terribles. Seigneur, je serai une brute devant Vous, ut jumentum factus sum apud te. C’est dur, mais si Vous le voulez».
Le Père GARRIGOU-LAGRANGE vivait alors l’agonie de JÉSUS-CHRIST :
«Père, s’il est possible que ce calice s’éloigne de moi».
Mais un jour, il se rappelle la prière de son saint oncle :
«Seigneur, faites que je meure avant de mourir».
Il la fit sienne et il fut exaucé : il est mort avant de mourir. Il ne discernait plus le SAINT CORPS DU CHRIST, il ne pouvait plus réciter son ROSAIRE – le compagnon aimé de toute son existence. Il ne reconnaissait plus ses amis les plus chers, et paraissait toujours absent. Pourtant à des moments de lucidité de plus en plus rares, il faisait des confidences bouleversantes :
«Il m’est bon d’être ainsi puisque DIEU le veut. Sur la terre, il n’y a qu’une chose nécessaire : aimer DIEU, et dans mon état, je peux encore aimer DIEU».
Le matin du 15 février, revenait à la mémoire de ceux qui l’assistaient à sa dernière heure cet enseignement qu’il leur avait donné : mieux vaut souffrir ici-bas les souffrances purificatrices qu’après la mort, car après la mort, ces souffrances ne sont plus méritoires tandis qu’elles peuvent l’être ici-bas. N’est-ce pas son purgatoire qu’achevait ce grand lutteur ?
Alors cet instant de sa mort en 1964, aura été son entrée dans la Vision de la Vérité divine vers laquelle avaient tendu tous ses désirs.
Qui fecerit et docuerit, hic erit magnus in regno cælorum.
Celui qui aura fait et enseigné, celui-là sera grand dans le royaume des cieux [MATTHIEU19].
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Écrit par jo.louvatican Lien permanent | Commentaires (0)
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